Interview
Simon Njami et Yassine Balbzioui par Juan Palao,
MCC Gallery, Marrakech
»Je ne suis pas l’ambassadeur de l’exotisme »
— Diptyk n°62, décembre 2022
Juan Palao : Simon Njami, comment avez-vous connu Yassine Balbzioui ?
Simon Njami :
J’ai d’abord connu son travail. Et c’est un travail qui interpelle, qui demande de l’analyse puisqu’il se situe à plusieurs niveaux. Il y a un premier aspect mystificateur où il détourne l’attention du spectateur, lui faisant croire que le regard doit être porté quelque part sur la toile, alors que les choses se passent ailleurs. Je pense donc qu’il y a beaucoup de malentendus dans l’interprétation du travail de Yassine, et également dans l’interprétation du personnage. Quand on me dit que c’est un maître de la couleur, je trouve que c’est un maître de l’obscurité. Comme chez Velázquez, ce traitement de la lumière lui permet une mise une abîme de plusieurs éléments, comme la construction d’un puzzle. En regardant ce travail assez singulier, je me suis demandé de quelle tête, de quel rêve ou quel cauchemar étaient sorties les choses que je voyais.
Juan Palao : Yassine Balbzioui, vous semblez fuir toutes les catégories faciles qui renverraient à votre identité marocaine et à une esthétique lui étant rattachée.
Yassine Balbzioui :
Je suis contre l’idée d’être l’ambassadeur de l’exotisme. Je revendique l’instabilité, et lorsque j’ai peint un tableau, je laisse l’image faire sa vie. C’est une prise de risque, mais je veux m’amuser. Si tu adoptes un discours qui puisse être identifié et repris par une institution, puis qui engendre une logique de demandes de subventions, ça devient vite lourd, et tu n’en profites même pas. Maintenant, heureusement, je me lève et je travaille, je peins. Suer est ce qui me permet de respirer. À un moment donné, on a pu croire que les performances étaient pour moi une manière facile d’arriver au public. C’est vrai que j’aime garder une part d’imprévu, mais je suis aussi très structuré dans les performances. Je ne suis pas un fou, je construis avec une idée claire. Je connais mes limites, je ne suis pas maladroit.
Simon Njami :
Le travail de Yassine est assez physique. La musique est un élément important dans son procédé. Pendant qu’il travaille, il fait des ballets, il chante. Il a besoin de laisser sortir son énergie, s’éclater. Il laisse sortir une part de sauvagerie, au sens que lui donnait Baudelaire, d’impensé. C’est le corps et la voix qui s’expriment, et ensuite il revient au métier. Quand il travaille, c’est tout son être qui se donne.
Yassine Balbzioui :
Quand je m’éclate cela me permet d’aller jusqu’au bout d’une idée, l’espace est juste un prétexte. Je ne suis pas un animateur, je suis un artiste. Si on me demande de faire un couscous, je dis « d’accord, mais je vous fais un couscous bleu ». Je vis l’art. Longtemps, j’ai été expert de la fuite, fuyant ma formation académique, mon background. Mais les apprentissages me servent vingt ans après. Ce que j’ai appris à Bordeaux m’a donné une réserve à long terme, comme une banque d’idées, que je déballe quand les moyens sont disponibles.
Juan Palao : L’intitulé de l’exposition, « Charades », renvoie à quelque chose de mystérieux…
Simon Njami :
« Charades », c’est un jeu, pour les enfants et pour les grands. Quand on va voir une exposition on ne devrait pas s’ennuyer, une proposition artistique doit toujours être un mystère. La charade est ce que l’on doit deviner, qui se dévoile peu à peu. Je crois que le public doit réfléchir, se poser des questions et dépasser une attitude néfaste de consommation. Nous sommes dans un temps détestable de la vitesse, où tout est déjà mâché. L’exposition a été conçue pour que tout ne se livre pas immédiatement, pour sauvegarder une tension, autant pour Yassine que pour moi. Le travail de Yassine s’appuie sur l’esthétique et l’expérimentation. Or le propre de l’expérimentation, c’est que l’on sait quand ça commence, mais on ne connaît pas le point d’arrivée. Mon intention est d’établir des clés de lecture de ses histoires. Yassine a atteint un tournant de maturité, il doit maintenant casser le plafond de verre.
Juan Palao : Vous êtes deux poids lourds, chacun dans votre domaine. Est-ce que votre collaboration a été un combat de boxe ?
Yassine Balbzioui :
Pour ma part, non. Dans cette exposition, j’ai la chance de dialoguer avec Simon, qui ne me juge pas, qui me suit. On parlait le même langage. Il est juste à 80 % face à toi, et c’est agréable. J’aurais pu jouer l’artiste dur, être un peu têtu, résister et dire non, mais j’étais convaincu. Peut-être pour le troisième round… (rires)
Simon Njami :
Ou le grand final, « there will be blood! » (rires)