Marie Deparis-Yafil,
février 2010
Il y a dans la manière qu’a Yassine Balbzioui de cerner en quelques traits bien maîtrisés une réalité qu’il aurait soigneusement détournée de son sens premier, quelque chose de cette « gaîté moderne » dont parlait Breton, une « contradiction à la culture hautaine », le choix d’un expressionnisme de la dérision davantage que de la tragédie humaine.
Pour Yassine Balbzioui, il n’y a pas d’autre équation que celle de l’art à la vie, et, à la manière de Filliou, sans doute n’hésiterait-il pas à proclamer que dans l’art comme dans la vie, rien n’est sérieux…bien qu’il n’y ait rien de plus sérieux. Alors il lui faut rassembler, permettre la rencontre et l’échange, mélanger les êtres et les genres, tester, en un mot, cuisiner. Ce n’est ni un vain mot ni une anecdote. Si l’artiste aime à employer ce terme pour parler de la manière dont il mixe les inspirations, les rencontres, les techniques, il a parfois réellement organisé des performances autour d’un plat à cuisiner, chacun amenant les ingrédients qui serviront autant au repas commun qu’à l’édification de l’oeuvre. Une partie de la série « Hiding » en est d’ailleurs issue. L’idée d’un art comme « cuisine » est également pour l’artiste une manière d’exprimer son intérêt pour la transversalité des expressions et des médias, la photo, la vidéo, par exemple, pouvant apparaître comme des ingrédients de cette concoction aboutissant le plus souvent à la peinture et au dessin.
Car Yassine Balbzioui se définit essentiellement ainsi : il peint et dessine depuis toujours, tout le temps, comme une respiration seconde, un regard porté sur le monde, dans une sorte d’émerveillement un peu naïf face à la plus factuelle des réalités mais aussi le besoin de rester en contact permanent avec l’image. Le dessin, surtout, s’impose à lui comme façon de capter dans son immédiateté une réalité fugitive et évanescente, à laquelle il donnera forme élaborée plus tard. Mais parce que sans doute il est convaincu, comme Filliou avant lui, que l’art exige innocence autant qu’imagination, il sait qu’il ne faut pas perdre cet instant fugace et gratuit, qui est aussi celui de la rencontre et de la relation à l’autre. « Le sujet en face de moi », dit-il « m’impose une position qui m’oblige à improviser (…).Mon regard devient furtif, piquant. Lorsque le modèle abandonne mon regard, il laisse des traces en moi. »
« Hiding » illustre parfaitement le processus par lequel Yassine Balbzioui construit une série, qu’il conçoit d’abord comme il imaginerait le story-board d’un film, cherchant la multiplicité des évocations dans l’image. Mais s’il se raconte une histoire pour « rentrer dans le sujet », une fois dans son atelier devant la toile, il n’y a plus de récit mais le corps au travail, le labeur, et l’image. Dans ces variations autour d’un thème que peut constituer une série, la narration est en réalité évacuée au profit de la saisie de l’image et de la stratification de sens qu’elle insuffle.
Yassine Balbzioui est ainsi un bien étrange portraitiste. Les portraits qu’il réalise se tiennent à la lisière de l’absurde : là où par définition devrait se trouver la représentation d’une personne, voici que tous se cachent le visage ! Alors que traditionnellement le portrait, représentation physique mais aussi et surtout voie d’accès à la psychologie du sujet, pour donner à saisir des « attitudes révélatrices des pensées que les personnages ont dans l’esprit »*, insiste sur le travail du regard, des expressions, ici toute expressivité directe est complètement éludée au profit d’une incongrue nature morte, qui n’empêche pourtant pas une forme de présence.
Cette dialectique entre « montrer » et « dissimuler » parcourt tout le travail de Yassine Balbzioui. Dans des représentations récurrentes, ses personnages se cachent le visage, parfois d’objets aussi dérisoires qu’une laitue ou un poisson, portent des masques, se mettent la tête dans un trou, etc.…Pointant ainsi, dans une certaine posture d’ironie ou de dérision, nos multiples aveuglements volontaires, il renvoie dans le même temps le spectateur à son intrinsèque solitude. Privé du regard de l’autre -celui du portrait- dans lequel il devrait plonger comme en un miroir ou une porte ouverte vers un ailleurs, le spectateur se retrouve donc seul face à lui-même, dans une attitude d’attente circonspecte et une introspection contrainte.
Yassine Balbzioui tisse un lien entre cette question de la dissimulation et celle de la famille, parfois évoquée de manière sous-jacente, parfois plus clairement, avec, par exemple, ces « Portraits de famille », dont tous les membres semblent affublés d’étranges masques. Le masque, la « persona », autrement dit, le personnage que l’on joue n’est jamais qu’une façade qu’on se façonne. Allusion au monde du théâtre, le masque ou toute autre forme de dissimulation employée ici suggèrent cette posture de moi sociale que, dans la famille comme ailleurs, chacun endosse, ou, comme le dit Jung, cette scénographie sociale et familiale dans laquelle chacun s’inscrit d’une manière ou d’une autre. Et, dans cette évidence de faux-semblants, le portrait au visage caché n’offre peut-être alors pas moins de vérité.
Autre forme de théâtralisation, l’usage de la représentation animalière. Poissons, canards, corbeaux, autruches… : à l’instar des fables de la littérature classique, Yassine Balbzioui fait appel à un bestiaire figurant selon lui des stéréotypes de caractère, qui pour être humains n’en suggèrent pas moins des attitudes animales. Ainsi, dans la série des « Autruches », il avait su saisir la « vérité » de l’animal, son air farouche, un peu ahuri, stupide et furieux, instillant dans le même temps un « quelque chose » d’humain. S’inscrivant dans sa suite, la série « Down in the hole » montre l’artiste s’auto portraiturant dans une bien étrange posture, la tête en bas, le visage enfoui dans le sable. Une posture un peu idiote. Sacrifiant son amour-propre sur l’autel de la dérision, Yassine Balbzioui n’a peur ni du ridicule ni de l’absurde, et son art est une manière de lutter contre la gravité, dans tous les sens du terme, et l’esprit de sérieux. Il est ainsi une forme de subversion, qui oppose sa force de résistance, au travers de ce geste régressif, de ce retour à la nature, aux idéalismes pédants et aux théories vides d’humanité.
Mais ne nous y trompons pas, cette idiotie dont parlait Jouannais** est une attitude jouée, et construite, qui n’empêche pas -au contraire car elle la fonde- la lucidité. Stratégie, elle enracine très certainement l’ironie contemporaine et la modernité du propos de Yassine Balbzioui.
Marie Deparis-Yafil
Février 2010
* Léonard de Vinci – Carnets- Vol. 2- Ed.Gallimard, Paris, 1942
**Jean-Yves Jouannais- L’idiotie- Ed Beaux-Arts Magazine, 2003